Souleymane Bachir Diagne, ancien enseignant au département de philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) et actuel professeur à Columbia University de New York, est formel : «Les défis qui sont les nôtres demandent que nous nous comportions comme une seule et même humanité». Malheureusement au lieu de constituer une véritable communauté humaine, l’on assiste au règne de la fragmentation, des tribalismes, des polarisations. D’où l’importance du concept d’Ubuntu qu’il décline dans ses derniers ouvrages («Ubuntu » et « Universaliser») et qui établit la nécessité de s’orienter, malgré les différences, vers un horizon d’universalité. Nous l’avons accroché lors de son dernier passage à Dakar, en conversation avec ses lecteurs à la librairie L’Harmattan. Entretien
Quelle thématique explorez-vous dans vos récentes publications et pourquoi avez-vous choisi ces sujets particuliers?
De manière générale, je travaille dans trois champs philosophiques. Un premier champ, c’est la philosophie des sciences, l’histoire et la philosophie des sciences. Mes premiers livres, je les ai écrits dans ce champ-là. Je travaille également dans l’histoire de la philosophie dans le monde islamique. Et ensuite, je travaille dans des questions générales de philosophie des cultures. Et c’est dans le champ de la philosophie des cultures que j’ai produit mes derniers ouvrages. Les tout derniers que j’ai écrits, il y en a un qui est un livre de réflexion philosophique sur la traduction. La manière dont la traduction rapproche les langues et rapproche les cultures. Ensuite, j’ai également récemment écrit un autre livre qui s’intitule « Universaliser ». Là encore, le thème que j’explore, c’est vraiment le thème de l’humanisme et le thème de la rencontre et du dialogue des cultures. Donc, disons que dans ce troisième champ et pour mes publications les plus récentes, le thème qui parcourt mes livres, c’est le thème du dialogue des cultures, de la rencontre des cultures et également de la construction d’un humanisme pour notre temps, d’un humanisme universel qui s’identifie, que j’identifie, sous le concept de Ubuntu. Et ça, c’est le titre de mon tout dernier livre.
A quoi renvoie ce concept d’Ubuntu ?
Le concept d’Ubuntu a eu beaucoup d’importance pour la construction de l’Afrique du Sud post-apartheid. Ubuntu, c’est ce qui permet de sortir du tribalisme et de la fragmentation pour essayer de construire une nation en commun. Et au-delà de l’Afrique du Sud, ce mot, ce concept comporte une leçon pour l’humanité entière parce que c’est un humanisme qui nous permet de sortir de la fragmentation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, des ethno-nationalismes qui se traduisent d’ailleurs par des guerres atroces pour aller vers la construction de cette humanité dont nous avons besoin aujourd’hui. Parce que les défis qui sont les nôtres demandent que nous nous comportions comme une seule et même humanité et que nous ayons une politique qui soit une politique de l’humanité.
A propos des défis contemporains, comment aborderiez-vous le dialogue inter-religieux, la décolonisation des savoirs ou la mondialisation des idées ?
Sur le dialogue inter-religieux, évidemment, la réflexion que je mène sur le pluralisme établit qu’un horizon d’universalité doit toujours se construire sur le fait que le monde est pluriel. Le monde est tissé de différences, mais ces différences s’orientent, pour ainsi dire, vers un horizon d’universalité. Et donc, le pluralisme devient une valeur.
Il faut comprendre la valeur du pluralisme. Je cite souvent à ce propos, d’ailleurs, un verset coranique où il est dit « si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une seule et même humanité, une seule et même communauté. Mais c’est lui qui, ultimement, va nous expliquer après nos différences ». Donc, le pluralisme est nécessaire, le pluralisme est dans l’ordre des choses et il faut avoir un respect pour le pluralisme. Le dialogue de culture se construit là-dessus, où on regarde à la fois les convergences, la rencontre en particulier des religions abrahamiques, puisque les religions abrahamiques partagent les mêmes traditions, les mêmes récits, les mêmes personnages. Et au-delà, il faut envisager aussi le dialogue de toutes les différentes religions, le dialogue des croyants, y compris avec les non-croyants, d’ailleurs.
Alors, pour ce qui est de l’autre aspect, il y a le fait qu’une des implications, c’est en effet que la décolonisation est importante, la décolonisation sur le plan épistémologique en particulier, la décolonisation des savoirs. Et cette décolonisation des savoirs, moi, je la pense sur le modèle aussi de la traduction. Faire en sorte que les savoirs du sud global, les savoirs endogènes, soient étudiés de manière critique et deviennent des objets que nous enseignons.
Que nous ne perdions pas de vue les savoirs et les sagesses qui sont portés par toutes les cultures du monde, et toutes les cultures du monde ont à contribuer à la circulation des savoirs. C’est pour cela qu’il est très important, dans cette décolonisation des savoirs, de faire en sorte que les langues, que nos langues africaines, redeviennent ce qu’elles ont été, c’est-à-dire des langues de création et des langues de science.
Qu’en est-il alors de la mondialisation des idées ?
Justement, j’ai commencé à parler de circulation et c’est important. La mondialisation, c’est le fait qu’au fond aujourd’hui, nous vivons dans ce que Valéry appelait le monde fini. Nous sommes, dit Valéry, le temps du monde fini. C’est-à-dire que la Terre est devenue toute petite. La mondialisation a fait que nous sommes devenus un village planétaire. Et en particulier, nous avons les outils qui doivent faire de nous une seule et même humanité, les outils technologiques comme l’Internet, etc. Normalement, ça doit être le temps de l’intelligence collective de l’humanité, de la constitution d’une véritable communauté humaine. Malheureusement, nous voyons que c’est l’inverse qui se produit, la fragmentation, les tribalismes, les polarisations. Mais il nous faut aller dans le sens de la constitution de cette communauté humaine. Et c’est seulement ça qui va donner son sens véritable à ce que je préfère appeler, avec Édouard Glissant ou Christiane Taubira, la mondialité. Ils disent pourquoi il faut préférer mondialité à mondialisation. Mondialisation, c’est beaucoup plus économique, financier. Mondialité, c’est vraiment, dit Édouard Glissant, ce fait d’amener l’humanité ensemble dans un tout monde. Et il faut un désir d’humanité pour être au fondement même de cette communauté humaine que nous devons constituer aujourd’hui.
Votre œuvre accorde une place importante aux interactions entre les cultures et les philosophies. Quelles nouvelles perspectives de dialogues y envisagez-vous?
Dans ma dernière publication, justement, tout tourne autour de cette idée de dialogue entre les cultures. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi le verbe « universaliser » et non pas un nom comme « universalisme » ou « l’universel ». L’universel est une pratique. C’est une pratique d’universalisation et une pratique dans laquelle l’humanité entière, dans son pluralisme, dans ses différences et ses convergences, doit s’engager. Donc aujourd’hui, nous devons ensemble penser un universel qui ne soit plus un universel impérial, un universel colonial, l’universel qui serait porté par une seule région du monde, comme l’Europe, mais un universel forgé par tout le monde, selon la parole d’Alioune Diop, fondateur de Présence africaine, qui disait qu’il importe aujourd’hui que tout soit présent dans l’œuvre créatrice d’humanité. Et c’est cet universel-là que j’ai essayé de penser dans mon dernier livre, et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi le verbe « universaliser » pour indiquer que c’est une pratique.
Sudquotidien
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