Hamas-Israël: «On s’installe dans une idéologie des tribus», estime le philosophe Souleymane Bachir Ndiaye
Au moment où Israël prépare une importante opération terrestre dans la bande de Gaza en riposte à l’attaque sanglante du Hamas du samedi 7 octobre, notre invité ce matin est l’une des voix africaines les plus respectées aujourd’hui : le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie à l’Université de Columbia à New York. Il confie toute son inquiétude.
RFI : Souleymane Bachir Diagne, comment vivez-vous ce qui se passe en Israël et à Gaza ?
Souleymane Bachir Diagne : Je le vis dans la terreur la plus absolue, des désastres absolument sans nom qui ont déjà eu lieu et, malheureusement, la perspective également des désastres à venir. Ce qui s’est passé, des jeunes, par exemple, qui étaient dans un festival et qui ont été massacrés alors qu’ils faisaient la fête, et qu’ils célébraient, semble-t-il, même la paix, cela a été insupportable. Et puis, d’un autre côté, on a l’image de Gaza sous les bombes aujourd’hui, avec des immeubles qui s’effondrent, et on peut sans difficultés imaginer toutes les vies qui sont soufflées. Tout cela, ce sont des images absolument terrifiantes que l’on vit tous de manière tout à fait traumatisante.
L’Iran menace…
Alors ça, c’est encore une perspective absolument terrifiante, parce que si ce conflit, qui est déjà atroce en lui-même, provoque un effet boule de neige, comme on pourrait l’appeler, cela va devenir totalement incontrôlable.
Le Hamas veut détruire Israël, Israël veut détruire le Hamas…
Et oui ! Alors évidemment, on dit toujours que le Hamas utilise des boucliers humains, mais si vous êtes dans une ville de deux millions d’habitants, par définition, tout le monde est votre bouclier humain.
De nombreux gouvernements africains ont condamné la violence de l’attaque du Hamas, mais avec un « mais », en rappelant les responsabilités d’Israël, qu’en pensez-vous ?
Il faut éviter de faire en sorte que ce soit un « mais », parce qu’un « mais », ça donne toujours l’impression qu’on passe très rapidement sur quelque chose sur quoi il faut s’arrêter. Il faut s’arrêter sur la sidération, l’effroi qui ont été les nôtres, et dire que ceci est inacceptable. Et il est bon que les États africains, de ce point de vue-là, l’aient dit et l’aient dit ensemble. Il ne faut pas en plus qu’ils ajoutent ce qu’ils ont ajouté, qui consiste à rappeler la nature de la cause palestinienne et la nature d’un combat pour que les droits des Palestiniens soient aussi reconnus à côté du droit d’Israël à l’existence. Il ne faut pas que ce deuxième aspect de leur déclaration ressemble à une sorte d’adoucissement de ce qui se serait passé. Il faut le comprendre, et j’espère que c’est comme cela qu’eux-mêmes l’ont compris, comme une projection vers l’avenir, disant que la sortie va consister à faire en sorte qu’un véritable climat de paix profitable à la négociation s’installe.
Est-ce que le discours anti-occidental qui se développe depuis des années en Afrique ne renforce pas ceux qui prônent un mode d’action violente ?
Oui, nous vivons dans un monde inquiétant. Je parle beaucoup dans mon travail de tribalisme, et je crois que nous sommes en train de mourir de notre tribalisme aujourd’hui. On se retrouve toujours dans une forme de tribu et on en oublie de s’identifier à l’autre, simplement parce qu’il semble être d’une tribu différente de la mienne. Je veux dire, s’identifier immédiatement à la cause des Palestiniens, je peux le comprendre, c’est le sens de votre question, et effectivement, on le voit aujourd’hui dans les réactions, mais il faut pouvoir aussi s’identifier, avoir de cette empathie, pour des jeunes qui dans un festival, ceux qui ont survécu ont vécu le massacre de leurs amis autour d’eux. Et donc voilà, le côté humain de l’empathie et de l’identification avant de se séparer dans des tribus qui seraient des tribus irréconciliables. Ce qui m’inquiète, c’est que le cynisme s’installe, qu’on considère que penser, se projeter dans un horizon d’humanité commune, se projeter dans la paix, ce soit de la naïveté, que cela nous amène à ricaner. Ce qui m’inquiète, c’est précisément qu’on s’installe dans une idéologie des tribus plutôt que de se projeter vers un horizon d’universalité.
Comment voyez-vous les jours qui viennent ? Certains n’imaginent qu’obscurité, gardez-vous espoir ?
Il faut espérer que ceci se termine au plus vite, et essayer de faire en sorte de faire renaître le climat dans lequel des accords, comme les accords d’Oslo, avaient été possibles, ce magnifique moment où quelqu’un comme Yitzhak Rabin et Yasser Arafat s’étaient serré la main et avaient porté une forme de promesse. La personne qui nous manque probablement le plus dans un moment aussi sombre, c’est une personne comme Yitzhak Rabin, qui a su à la fois faire la guerre et la terminer, et se donner une vision d’avenir. Malheureusement, ceux qui l’ont assassiné, précisément parce qu’ils ne voulaient pas de cette vision-là, semblent avoir raison aujourd’hui. Il faut cesser de donner raison à ceux qui ont assassiné Yitzhak Rabin.
Source : RFI