Danielle Darlan, ancienne présidente de la cour constitutionnelle de la République centrafricaine : «C’est un coup d’Etat constitutionnel»
A l’image de sa compatriote, Catherine Samba-Panza (République centrafricaine), Joyce Banda (Malawi), Sahle-Work Zewde (Éthiopie) et autres Ellen Johnson Sirleaf (Libéria) la juge Danièle Darlan fait partie des femmes africaines qui forcent le respect. Elle n’a jamais été Cheffe de l’Etat comme les autres, mais l’histoire retient qu’elle a eu le courage de s’opposer à la tenue d’un référendum dans son pays visant à modifier la charte fondamentale pour permettre au Président Faustin-Archange Touadéra de se représenter autant de fois qu’il voudra. Démise de ses fonctions de présidente de la cour constitutionnelle, en 2022, elle vit depuis à Bangui sous haute surveillance des Casques Bleus des Nations Unies. Décorée par le département d’Etat des Etats-Unis du «Prix international de la femme de courage», Mme Danièle Darlan s’est confiée en exclusivité à Sud Quotidien sur l’annulation du scrutin du 25 février qu’elle qualifie de «coup d’état constitutionnel» et du président de la République et des députés ayant voté la proposition de loi.
Madame la Présidente, le Président Macky Sall a arrêté le processus électoral par un décret abrogeant celui qu’il avait pris pour convoquer le collège électoral. Que vous inspire une telle décision à quelques semaines seulement du scrutin du 25 février ?
Effectivement, je suis ce qui se passe au Sénégal avec beaucoup d’intérêt puisque nous avons connu aussi une période difficile (Centrafrique, Ndlr)) et puis je m’intéresse au droit constitutionnel et forcément j’avoue que je suis attristée par la voie qui a été prise. Le décret du Président de la République qui annule le précédent décret et qui a abouti à la loi constitutionnelle, est malheureusement anticonstitutionnel. Et il est pris en violation de la Constitution. La Constitution contient et c’est ça le problème, des échéances qui sont intangibles puisqu’elles sont fixées par la Constitution. Il y a le problème des mandants. Nous avons connu ici le même problème. C’est-à-dire qu’à quelques mois des élections qui devaient se tenir en 2020, les députés avaient préparé un projet de loi constitutionnelle pour prolonger le mandat pour cas de force majeur. La Cour constitutionnelle a répondu que ce n’était pas possible, que s’il y avait cas de force majeur, à ce moment-là, elle serait saisie et elle verrait quelle modalité adopter. Mais la Cour constitutionnelle même ne pourrait pas violer la Constitution. Donc, elle n’aurait en fait que deux possibilités. Soit demander à ce qu’il y ait un dialogue pour dégager un consensus national sur le report des élections. Combien de mois et quelles sont les modalités de ce report ? Soit, elle pourrait recommander de laisser terminer le mandant du président en place et de faire jouer les dispositions constitutionnelles concernant l’intérim et l’intérimaire désigné par la Constitution, à partir de ce moment-là, prépare les élections dans les délais qui sont fixés par la Constitution. Voilà les réflexions que je peux faire sur ce qui se passe actuellement et qui est malheureusement regrettable pour une grande démocratie comme le Sénégal.
Le mandat du Chef de l’Etat doit s’achever le 2 avril prochain. Or, des députés ont voté une proposition de loi qui fixe désormais le scrutin au 15 décembre 2024. D’aucuns parlent d’un coup d’Etat constitutionnel. Etes-vous de cet avis ? Si oui, pourquoi ?
Il y a une responsabilité. C’est effectivement pour moi un coup d’Etat constitutionnel malheureusement et autant de la part du Président de la République que de la part des députés. Surtout de la part des députés à partir du moment où ils ont voté cette loi constitutionnelle qui viole les dispositions de la Constitution. Je voudrais donc préciser qu’il y a la responsabilité effectivement du Président Macky Sall mais il y a surtout la responsabilité des représentants de la Nation, les députés. S’ils n’avaient pas voté cette loi constitutionnelle, je pense que cette affaire serait peut-être arrêtée là. En tous cas, que ce soit les représentants du peuple qui agissent au nom du peuple et en fonction de ses intérêts qui violent la Constitution, pour moi, la première responsabilité se situe à ce niveau.
Le Sénégal était considéré comme le modèle démocratique suite à ses deux alternances démocratiques en 2000 et en 2012. Etes-vous déçue de la décision du Président Macky Sall qui avait pourtant déclaré le 3 juillet dernier qu’il n’allait pas se représenter mais, qui, aujourd’hui, plonge le Sénégal dans une situation quasi-insurrectionnelle ?
Je suis déçue de ce qui se passe au Sénégal et je ne suis pas la seule. Il y a beaucoup de gens qui se disent déçus que le Sénégal puisse emprunter une telle voie parce que le pays a été souvent un exemple pour les autres Etats africains en ce qui concerne l’aspect des règles démocratiques. Donc, c’est assez décevant et surtout c’est assez inquiétant non seulement pour l’avenir proche en fait de la démocratie en Afrique francophone particulièrement.
Comment expliquez-vous cette obsession des Chefs d’Etat africains à vouloir s’éterniser au pouvoir souvent avec un cortège de morts et de blessés de leurs concitoyens ?
Je ne sais si c’est une obsession mais vous voyez il y en a qui ont choisi cette voie mais où est-ce qu’ils se trouvent actuellement ? Donc, je pense que ça devrait faire réfléchir aussi nos Chefs d’Etat et surtout souvent ça entraîne des souffrances supplémentaires et inutiles pour les populations. Je ne peux pas parler d’un manque de sagesse, ce n’est pas possible. Moi, j’ai pensé à un moment donné que certains Chefs d’Etat, peut-être ayant mal géré, se disaient qu’il ne fallait pas partir pour préserver les acquis pour ne pas avoir des problèmes judiciaires etc. Mais là, je ne pense pas que ce soit le cas. Donc, on peut dire simplement «le pouvoir pour le pouvoir». Ce serait quand même dommage.
Vous avez fait preuve de courage en s’opposant à un référendum constitutionnel dans votre pays la Centrafrique. D’aucuns disent que c’est le pouvoir qui doit arrêter le pouvoir. Le problème de l’Afrique n’est-il pas l’hyper-présidentialiste où le Chef de l’Etat se prend comme un roi ?
Lorsque nous prenions la décision au niveau de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne le référendum constitutionnel, personnellement je n’avais pas du tout l’impression de faire preuve de courage. Je faisais tous simplement mon travail. Je faisais le job comme on disait. Je suis juriste. J’examine les textes et à partir de ce moment-là le juge constitutionnel que j’étais, devait appliquer simplement la Constitution et puis, c’était une décision collégiale. Donc, ça suscitait des débats entre nous. C’est vrai que j’avais subi beaucoup de pression et surtout des menaces qui étaient assez graves, il y avait même des menaces de mort, mais le fait que je n’étais pas la seule à prendre la décision, le fait que c’était une décision collégiale, que c’était une Cour qui avait une mission à remplir, c’est cela qui m’a confortée et aussi dans le fait que je devais rester juriste et je devais tout simplement dire le droit et mes collègues aussi.
En ce qui concerne le pouvoir du Chef de l’Etat. Effectivement, ce sont des régimes présidentiels ou semi-présidentiels. Donc à partir de ce moment-là, il est vrai que le Chef de l’Exécutif a des pouvoirs importants dans ce genre de régime. Mais, il existe trois pouvoirs indépendants et chacun de ses pouvoirs a son rôle à jouer et la Constitution organise la collaboration entre ses pouvoirs mais pas de confusion. Donc, chacun doit jouer son rôle et le pouvoir à un moment donné de l’un arrête le pouvoir de l’autre. S’il y a une des parties qui essaient d’excéder ses pouvoirs, c’est à l’autre partie qui est chargée du contrôle de l’Exécutif qui est le Parlement. C’est à ce pouvoir-là de dire non, là vous allez trop loin parce que ça ne correspond pas à la Constitution. Qu’est-ce qui manque à partir de ce moment ? Les textes sont là mais nous péchons par leur application malheureusement.
Il y a effectivement une séparation des pouvoirs mais à partir du moment où vous avez l’un des pouvoirs qui ne remplit pas son rôle. Par exemple le rôle de contrôle de l’Exécutif ou alors en ce qui concerne la Cour constitutionnelle, le rôle de protéger la Constitution et de dire le droit en fonction des dispositions constitutionnelles. A partir de ce moment, il a de grosses difficultés. Les dispositions sont là mais c’est le fait qu’à un moment donné, vous avez un pouvoir qui outrepasse ses fonctions ou bien qui n’agit pas en fonction du rôle qui lui a été désigné par la Constitution.
Le cas du Sénégal qui était considéré comme un exemple, ne risque-t-il pas de pousser d’autres Chefs d’Etat africains de la sous-région d’agir de la même sorte. Pire, est-ce que Macky Sall n’a pas ouvert la boîte de Pandores dans laquelle ses successeurs pourraient éventuellement s’engouffrer pour eux aussi s’offrir des « bonus » de quelques mois pour ne pas parler de «mandat cadeau» ?
Malheureusement, il n’y a pas que le Sénégal qui connait des problèmes actuellement. Nous avons assisté à un certain nombre de coups d’Etat qui se sont déroulés et il faut essayer de trouver la raison, c’est-à-dire de chercher pourquoi ils ont eu lieu. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’ils aient eu lieu ? Je crois que le moment est venu avec tout ce qui se passe au niveau de l’Afrique et particulièrement au niveau de l’Afrique francophone, de nous pencher sur la question fondamentale de notre avenir. Que voulons-nous pour notre avenir, l’avenir de nos Etats ? Comment faire en sorte qu’on puisse arriver à dégager le pourquoi et ensuite comment nous allons faire maintenant pour essayer de sortir de ce qui semble être un peu un tourbillon dans lequel nous nous engageons ? Comment faire en sorte que nos Constitutions soient désormais respectées ? Qu’est-ce qui fait qu’on ne les respecte pas ? Je pense que le nœud du problème est à ce niveau. Il n’y a pas de formule magique très certainement mais le fait de réfléchir ensemble peut amener à trouver quelques solutions.
Il y a une séparation des pouvoirs. Toutefois, dans ce cas d’espèce, c’est le Législatif qui a créé une commission d’enquête parlementaire sur un soupçon de corruptions des juges du Conseil Constitutionnel ?
Si dans le cas du Sénégal, c’est le législatif qui doit mener l’enquête sur une supposée ou présupposée corruption des juges constitutionnels, s’il fait correctement son travail, il n’y aura pas de problème en respectant les normes. C’est quand on dévie de ses fonctions ou bien du travail qui nous est assigné ou de la mission qui nous est assignée qu’il y a de gros problèmes.
Source : Sudquotidien